La vidéosurveillance ne sert presque à rien
Le sociologue Laurent Mucchielli vient de publier une étude qui ramène l’efficacité de la vidéosurveillance à des proportions très modestes. L’apport de cette technologie, par ailleurs extrêmement coûteuse, est assez négligeable dans les enquêtes judiciaires.
Chaque jour ou presque, des petites villes, voire des villages, cèdent à la mode de la vidéosurveillance, censée leur amener un “plus” indiscutable en termes de sécurité. Les élus font campagne sur ce thème, les pouvoirs publics encouragent les communes à s’équiper et un lobby industriel très actif en tire des confortables bénéfices.
À la suite de la Grande-Bretagne (qui en est depuis largement revenue), et surtout à partir de l’élection de Nicolas Sarkozy en 2007, la France s’est progressivement entichée de cette technologie coûteuse, qui devait à la fois prévenir la délinquance, faciliter sa répression et lutter contre le terrorisme. Mais qu’en est-il dans les faits ?
Le sociologue Laurent Mucchielli, directeur de recherche au CNRS et enseignant à l’université d’Aix-Marseille, vient de publier une étude qui ramène l’efficacité de la vidéosurveillance à des proportions très modestes (Vous êtes filmés ! Enquête sur le bluff de la vidéosurveillance, Armand Colin). L’apport de cette technologie dans les enquêtes judiciaires ne serait en effet que de 1 % à 3 %, démontre l’auteur, chiffres à l’appui. Jusqu’ici, pourtant, seules les chambres régionales des comptes ont épinglé le coût excessif de ces équipements (à Saint-Étienne, Lyon et Nice notamment).
Pour cet ouvrage, Laurent Mucchielli a conduit trois enquêtes de terrain sur plusieurs mois, dans le cadre de « diagnostics locaux de sécurité ». Trois villes totalement différentes ont été auscultées : une petite, une moyenne et une grande, dont les noms ne sont pas rendus publics.
Dans la petite ville, un gros village devenu une petite ville-dortoir de 8 000 habitants, l’essentiel des actes de délinquance est constitué de cambriolages, de vols de voiture et sur les voitures. En 2008, le sous-préfet a écrit aux élus pour les encourager à s’équiper en vidéosurveillance et la commune a fini par le faire, en se dotant de 24 caméras. Une fois décomptées les aides de l’État et du département, l’installation a coûté 67 000 € à la commune, pour des frais de maintenance annuels estimés à 3 000 €.Sur deux ans, 470 infractions de délinquance de voie publique y ont été constatées, mais seulement 22 recherches d’images des caméras ont été fructueuses, soit un taux d’efficacité de 4,5 %. Encore s’agit-il pour une bonne partie de vols de voiture, l’efficacité dans les cambriolages n’étant que de 1,3 %. Malgré cela, les petites incivilités et le fameux « sentiment d’insécurité » amènent la commune à développer la vidéosurveillance.
La ville moyenne, elle, compte 18 500 habitants (70 000 pour l’agglomération). Pauvreté et problèmes sociaux sont assez élevés, et la délinquance une réalité : cambriolages, vols de voiture (et sur les voitures), vols de deux-roues et dégradations pour l’essentiel. 22 caméras dernier cri (rotatives à 360 degrés et dotées d’un zoom) ont été installées dans la commune, avec en outre un centre de supervision urbaine (CSU) qui emploie quatre personnes à temps plein six jours sur sept et un chef de service à mi-temps.
Le dispositif coûte plus de 300 000 € par an à la commune (investissement et fonctionnement). Mais les opérateurs s’ennuient devant leurs écrans. En moyenne, sur une semaine de six jours, un agent traitera quatre petits incidents (problèmes de circulation, de stationnement, d’encombrants…). Et seuls 6 % des 800 incidents constatés dans l’année relèvent de la délinquance. La vidéosurveillance n’a contribué à l’élucidation d’enquêtes policières que dans 2 % des cas. Seul effet notable des caméras : la délinquance s’est déplacée ailleurs.
La grande ville, enfin, est facile à identifier. 860 000 habitants, plus grand port français, ville commerçante et cosmopolite, sur la Méditerranée, elle « fait l’objet d’un imaginaire puissant et de constructions politico-médiatiques intenses, notamment en matière de criminalité », écrit l’auteur. En 2011, la médiatisation des règlements de comptes à la kalachnikov ont amené la mairie à doubler les effectifs de la police municipale en deux ans, et à lancer un plan d’équipement de 1 000 caméras de surveillance.
Un centre de supervision urbaine (CSU) a été créé, qui emploie 47 policiers municipaux et deux techniciens sept jours sur sept. Dans les faits, les images du CSU servent surtout à la vidéoverbalisation des véhicules. Elles n’ont permis d’élucider que de 1 % à 5,5 % des enquêtes policières. L’auteur estime le coût annuel total de la vidéoprotection à 7 millions d’euros pour la ville.
« Au regard des énormes problèmes socio-économiques de la ville, mais aussi de toutes les lacunes en matière de prévention de la délinquance (…) et même des lacunes en termes policiers (absence d’une police municipale de proximité capable de couvrir l’ensemble de la ville par ses patrouilles) ne devrait-on pas plutôt y voir un exemple assez édifiant de gaspillage d’argent public ? », demande l’auteur.
Selon lui, la « démagogie politique pollue gravement le débat sur la sécurité ». Il en veut notamment pour preuve les exemples de Levallois-Perret (Hauts-de-Seine) et Nice (Alpes-Maritimes), villes pionnières en matière de vidéosurveillance, où les rodomontades de Patrick Balkany et Christian Estrosi n’ont pas empêché que des attentats soient commis, le 14 juillet 2016 sur la promenade des Anglais et le 9 août 2017 devant le siège de la DGSI et de la SDAT. Localement et nationalement, le thème de l’insécurité reste une « ressource électorale pour certains élus », déplore Laurent Mucchielli. Selon le mot d’un de ses collègues sociologues (Luc Van Campenhoudt), « l’insécurité est moins un problème qu’une solution ».